L'accent

Publié le 24 Mars 2011



L’accent



 



Que reste-t-il aux exilés quand ils ont tout perdu ?... La culture, les
souvenirs, l’accent !

Il leur reste l’accent, leur accent.

Pendant longtemps, des immigrés italiens, maltais, allemands ou espagnols ont conservé leur langue comme une identité, un signe d’appartenance, une liberté d’expression quand ils priaient,  quand ils réprimandaient leurs enfants ou que, sous l’herméticité  de leur vocabulaire, ils maudissaient des autorités trop promptes à les mépriser. Mais les auvergnats, les provençaux ou les alsaciens-lorraines retrouvaient aussi dans leur patois le signe de leur appartenance à une communauté, à une terre à laquelle ils ne cessaient de rêver.

Les nécessités de la vie, bien plus que la volonté d’intégration à une langue officielle, eurent progressivement raison de ces langues et de ces patois maternels…Les enfants des premiers émigrés comprenaient encore la langue de leurs parents
mais leurs petits enfants la perdirent à jamais.

Quand me revient le souvenir de ma grand-mère paternelle, me revient aussi le souvenir des dialogues bilingues, nécessairement limités. Elle me parlait en maltais ;
je lui répondais en français. Par conformisme au politiquement correct de l’époque
et sans doute sans prendre conscience de cette richesse  dont ils étaient les
dépositaires, nos parents se sont laissés dépouiller de leur histoire en
prenant du champ avec le patois ou la langue de nos ancêtres… alors que nous
passions des heures à étudier des langues mortes !

Pourtant, comme un sillage laissé après la disparition de leurs langues, les européens d’Algérie devenus français ont gardé l’accent, leur accent. Tous étaient venus du bassin méditerranéen. Tous, sur des vocabulaires et avec des syntaxes proches ou différentes, partageaient les mêmes intonations que celles qu’ils avaient trouvées dans la langue arabe. Au gré de leurs colères, de leurs amours, de leurs étonnements ou de leurs joies, ils ont forgé un accent qui n’avait ni la prétention
parisienne, ni la distinction des Pays de Loire,  ni la malice provençale mais tout à la fois la musique de l’Italie, les inflexions de l’île de Malte, la vivacité des
espagnols et  chant psalmodié des arabes… Bouquet d’humeurs enveloppé de l’exubérance des gestes et saupoudré des cris et des rires d’un peuple simple et heureux.

L’accent roulait comme un oued en cru, se gonflait d’un sirocco de colères éphémères, éclatait dans des orages de rires… Quand il traduisait leurs émotions
amoureuses,  il chantait sur des gammes de séduction des notes graves de la sincérité aux plus aigües des impossibles promesses.

Exilé sur une terre sans soleil, leur accent a surpris comme un chant de cigales dans
une forêt de sapins. Les français de France ont eu peur et se sont méfiés de
ces étrangers qui avaient besoin de tant de gestes, de tant de cris et de tant
de mots pour saluer leur voisin de palier…. Alors que beaucoup préservaient ce
trésor et ne concédaient rien aux accents métropolitains,  d’autres, par pudeur ou par opportunité ont mis leur accent en veilleuse. Certains, pour faire bonne mesure, ont adopté l’accent du pays d’accueil comme signe d’allégeance ou… par honte de leurs origines.

L’accent pied noir s’est dissout comme une anisette qu’on vient de noyer. Mais sur les marchés de Provence, dans les conseils d’administration, dans le train ou dans
l’avion, quand un pied noir flairait un autre pied noir, il trouvait toujours
un prétexte météorologique pour lancer dans un accent retrouvé «  Excusez-moi, M’sieur, mais vous avez un p’tit accent pas d’ici… vous ne seriez pas, par hasard… ? »

Par hasard, il l’était souvent d’Alger ou d’Oran ! Mais si « par hasard »,
il était de la même ville ou du même village, alors tous les jeux des grands
orgues pieds-noirs se mettaient à évoquer le cousin qui avait épousé une fille
de Guelma ou le copain qui tenait un café rue Sadi Carnot ! L’accent pied
noir avait confondu des « é&étrangers » dans une même émotion,
dans une vraie connivence, dans une nouvelle sympathie !

Lorsque l’émotion gonfle le cœur, notre accent endormi, enfoui ou caché
explose comme un feu d’artifice !Le commerçant discret, le fonctionnaire
rangé, l’institutrice posée ou la ménagère effacée retrouvent les accents
superbes et les gestes démesurés des manifestations de joie ou d’affections qui
seraient passées inaperçues sur les places ou dans les rues de notre Algérie
Française…

Mais notre accent n’est jamais aussi merveilleux, aussi chantant, aussi rempli de
tendresse et de joie de vivre que dans ces rassemblements où les horizons
français s’effacent et au ressuscitent les rues de Guelma, les cafés de Guelma,
les compétitions de Guelma, le marché de Guelma…

Bien sûr, Guelma a été englouti dans le raz de marée de l’Indépendance. Pourtant
notre accent plus encore que nos étreintes manifeste le bonheur de reconnaitre
dans chaque rencontre, celle ou celui dont on partage l’enfance, l’histoire,
les souvenirs, les amis et une incurable nostalgérie…

Tant qu’il restera un guelmois, fidèle à son accent, qui saura servir un « cristal »
en racontant une blague dans un mélange de français et d’arabe…

Tant qu’il sera obligé de poser sa bouteille pour mimer son histoire, en la
terminant dans un éclat de rire en criant : « Allez, tape cinq ! »,
l’esprit de Guelma ne sera pas éteint…

Pourvu que ce soit le plus tard possible… Purée !



Guy Bezzina



Rédigé par Guy Bezzina

Publié dans #La vie à Guelma

Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article