Les anglais à Guelma
Les Anglais à Guelma
La guerre, quand elle se déroule à des milliers de kilomètres et qu’on n’a que huit ans, est toujours un peu irréelle...La guerre de 39/45, nous l’avons vécue à Guelma comme une histoire étrange et étrangère, dont nous ne percevions les effets que par ricochets.....
On avait vu nos pères mobilisés, nos cousins partir sur les fronts de Tunisie, d’Italie ou de France. Nous savions qu’un cousin était prisonnier en Allemagne. Nous apprenions qu’un autre, embrassé dans la pénombre, la veille de son départ avait été tué à Montecassino, puis qu’un autre était mort en Alsace... Pourtant, comment ne pas l’avouer, ce chagrin qui terrassait les grandes personnes autour de nous, nous effleurait et disparaissait. La guerre, c’était l’affaire des adultes ; les enfants sont toujours épargnés par les catastrophes.
Leurs catastrophes à eux, même quand elles suscitaient le rire des grandes personnes, étaient faites de riens, de leçons pas sues, de devoirs bâclés, de menaces, de sanctions ou de privations de dessert.
Nos joies aussi, étaient faites de riens.. de l’annonce inopinée de la maladie de la maîtresse, de l’arrivée des cloches de Pâques, du passage du per Noël ou du ramassage des crabes dans les trous boueux des oueds. Notre égoïsme limitait heureusement l’espace de nos chagrins comme de nos joies à nos soucis intimes et à nos satisfactions immédiates.
Certaines pourtant s’accompagnaient d’un profond sentiment de libération, de cette conscience d’avoir définitivement échappé l’oppresseur, aux contraintes quotidiennes des obligations scolaires, aux épées de Damoclès suspendues au plafond de nos classes, au regard persécuteur de nos maîtres et aux appels vespéraux de nos mères qui interrompaient nos jeux pour la table familiale où nous attendaient nos encriers. Ce bonheur total arriva un matin de printemps. Quelques jours avant, la T.S.F nous avait appris que les américains avaient débarqué Alger et qu’ils faisaient route vers la Tunisie. Cet événement pourtant considérable n’avait modifié le cours de notre vie. Nous avions aperçu des camions qui traversaient la ville de jour et de nuit sans ménagement pour le sommeil des guelmois.
Un matin, sur le chemin qui longeait le square, nous ruminions à quelques uns les sombres pensées qu’inspire la triste conditions des écoliers retardataires, sans mémoire et sans inspiration. Soudain , le reflux désordonné d’une meute en déroute remonta jusqu’à nous. Les anglais ou les américains venaient de s’installer dans les classes de l’Ecole d’Alembert.
Nous allions connaître désormais les délices d’une oisiveté organisée et active, partagée entre des évasions à la ferme paternelle et la fréquentation intéressée de ces soldats étrangers.
Les anglais avaient occupé d’autorité tous les locaux réquisitionnables. Outre l’école des garçons, on les trouvait un peu partout et jusque dans le garage de ma grand mère Bezzina, sur l’avenue de la Gare. Riches comme des américains et généreux comme des soldats, ils distribuaient des bonbons et des chewing gum aux enfants, des cigarettes aux hommes, du chocolat, des oeillades et des compliments aux jeunes filles qui rougissaient de plaisir et de confusion.
Sur la voie de chemin de fer qui passait au bas de la ville et coupait la route de Bône, les trains, chargés de matériel militaires, ralentissaient à l’approche de la gare.
Au passage à niveau de l’abattoir, le sifflet des locomotives nous avertissait de l’arrivée d’un train. Comme des volées de moineaux, nous dévalions le champs qui bordait la voie. Juchés sur le talus, nous faisions aux soldats, le V de la victoire et leur adressions des signes d’amitié comme autant de suppliques à recevoir des friandises. Des friandises étranges, mêlées aux sucreries ordinaires, tombaient des wagons et suscitaient des bagarres et des insultes. C’est ainsi que nous avons mastiqué nos premiers chewing gums, version améliorée des nos boules de glu, présentées en dragées parfumées à la menthe. Le café en poudre était contenu dans de petites boites rondes semblables à celles du tabac à priser des Ets Benchicou. Ce café miraculeux se diluait dans l’eau chaude et préludait à une transformation majeure de nos vies de gosses, nous à qui revenait la corvée de moudre le café avec des moulins en bois qui nous pinçaient les cuisses. Le lait et les oeufs étaient faits de poudre et nous nous perdions en conjonctures sur la morphologie des ces poules et des ces vaches américaines qui produisaient une alimentation aussi étrange.
Les boites de corned beef, que mon père s’obstinait à appeler du singe, apportaient un touche exotique à des menus ascétiques imposés par les restrictions et obtenus avec des bons d’alimentation. Les alcools anglo saxons surprenaient beaucoup d’estomac, pourtant habitués aux apéritifs anisés. Mon père en fit un soir, la titubante expérience. Un officier anglais qui occupait une pièce de la villa de ma tante Victorine, l’avait invité à partager le pot de l’amitié et le whiskies, puisqu’il faut appeler ce traître par son nom, eut raison d’un athlète qui n’avait pas coutume de se laisser abattre !
Par dessus tout nous étions impressionnés par la débauche et le gigantisme des matériels de guerre. Les G.M.C, les jeeps, les Dodge défilaient en convois ininterrompus sous nos yeux émerveillés. Un jour une malheureuse vache d’un troupeau de mon oncle Angelo fut victime d’une balle perdue entre la gare de Petit et celle du Nador. Pour la transporter jusqu’à l’abattoir, les américains n’hésitèrent pas à utiliser un des ces semi remarques qui transportaient plusieurs chars à la fois...
Bien que plus nombreux que les américains, les anglais ne disposaient pas de véhicules aussi impressionnais et ne jouissaient pas de la même popularité. Comme notre considération se situait à hauteur d’estomac, nous avons vite compris les limites de la générosité anglaise...
Une petite voiture faillit m’interdire à jamais de médire des anglais, de leur horrible nourriture et de leur matériel assez minable. Pendant que mon père était mobilisé à SoukAhras et à Bône, mon frère qui n’avait que 13 ans assumait tant bien que mal les charges de fermier et conduisait une carriole tirée par notre mule Ninon. Nous nous étions arrêtés un matin devant la villa de ma grand mère, et alors que Jean s’était absenté quelques instants, j’étais resté assis à bord. Lassé d’une attente trop longue à mon goût, je descendis, quand, zigzaguant depuis le magasin de pneus de Monsieur Roux, l’une de ces petites voitures vint s’encastrer dans la carriole et la renversa. Le choc ameuta tout le voisinage. Mon frère affolé tournait autour de l’amas de bois et de la mule couchée et criait : « Mon petit frère, mon petit frère est sous la carriole... »J’avais beau m’accrocher à lui et tenter de l’apaiser, il ne me voyait pas et continuait de crier : « Mon petit frère est sous la carriole... » le reste de l’histoire échappe à ma mémoire, seule subsiste une image : Ma tante Carmen , celle qui était douce et souriante, donnait à Jean un petit verre d’alcool fort dans la grande salle à manger familiale.
Les petits arabes avaient rapidement découvert tous les bénéfices qu’ils pouvaient tirer d’un commerce avec les anglo-américains. Avec ce génie qui n’appartient qu’aux enfants, ils avaient appris en quelques semaines les mots qui ouvrent les cornes d’abondance. Ils parlaient anglais sans syntaxe mais avec le vocabulaire suffisant pour demander, vendre, négocier et jurer. Ils s’étaient introduits dans les camps et dans les cantines et voyageaient même dans les camions jusqu’à Bône ou Constantine. Un ouvrier qui travaillait à la ferme Bellevue de mon oncle Paul perdit une jambe au cours d’une de ces excursions sans assurances !
Les anglais nous surprirent déjà par leurs habitudes alimentaires...Ils mangeaient un pain blanc cotonneux fait de farine de riz et s’abreuvaient de thé tout au long de la journée. Ils manquaient d’oeufs, essentiels à leurs breakfast et cette carence n’échappa pas aux petits arabes qui leur en procurent au prix fort et contre chocolat et cigarettes. Dans les épiceries de la ville, les oeufs ne figuraient plus aux étals et le lundi, jour de marche, les arabes qui descendaient des fermes proposaient toujours des poules squelettiques mais pas d’oeufs !
Les anglais étaient sportifs. Ils organisaient des matchs de foot dans les champs où il manquait le gazon des stades britanniques. Le spectacle était généralement confus et noyé dans un brouillard de poussière. Mais il en fallait davantage pour dissuader les inventeurs du foot ball
Certains s’exerçaient à la boxe contre un gigantesque punching ball pendu au plafond de la cave qui leur servait de dortoir>.
Un poids plume ou poids léger paraissait singulièrement sur de son jeu de jambes et de ses muscles. Il avait coutume de provoquer tous ceux qui passaient à proximité de son ring. Un jour, ce fut mon père qui reçut le défi. : « Boxing, Charly ? Boxing... » Mon père était un pacifique, plus habitué à porter des sacs de blé d’un quintal qu’à faire le coup de poing. Il promenait sa stature d’athlète avec une assurance paisible. Pourtant piqué au vif par ce jeune boxeur, il accepta de chausser les gants. Campé sur ses jambes, il restait immobile alors que l’anglais tournait autour de lui et lui décochait des coups qu’il ne savait esquiver. Il reçut un coup qui fut un coup de trop. Dans un réflexe incontrôlé, mon père lui assena un direct du droit propre à assommer un boeuf.
L’anglais s’effondra K.O. Averties de l’incident, mes tantes descendirent réconforter l’assomme avec des tisanes pendant que mon père, héros du jour était acclamé et félicité par les compatriotes de la victime.
L’honneur de la Grande Bretagne fut pourtant sauf car si le vaincu était anglais, le vainqueur était fils d’un sujet de Sa Majesté, titulaire d’un passeport britannique que je conserve toujours précieusement.
Anglais et américains s’en allèrent vers des campagnes moins paisibles. Le prix des oeufs retrouva un cours plus sage, l’école d’Alembert fut rendue à sa destination naturelle et quelques jeunes filles provisoirement inconsolables et nostalgiques d’un Nouveau Monde s’endormirent le soir dans des rêves inachevés.