L'Eté

Publié le 15 Mars 2011



L’été



 



 





Le silence était tombé sur la place Saint Augustin. Il était tombé lentement,
progressivement, faisant le vide sur les taches de soleil qui perçait l’ombre
des ficus d’une lumière torride qui couvrait la place d’un manteau plein de
trous comme celui des mesquines qui montaient de Biskra au moment des moissons.


Le Café Nabet résonnait du claquement des dominos sur les tables de marbre et les jurons des joueurs montaient jusqu’au sommet du clocher carré où un couple de cigognes péroraient dans des envolées de castagnettes.

Déjà, les rues se vidaient dans un mouvement nonchalant d’ombres qui
déambulaient. Les ouvriers de Monsieur Balibouze se hâtaient de livrer les
derniers casiers de vin et de limonade; Monsieur Bulliard tirait le rideau en
fer sur la vitrine de sa bijouterie-armurerie; Monsieur Bockler rasait ses
derniers clients...La trêve de midi allait engluer la ville pendant des heures.

Depuis la fin de la matinée les bancs de pierre de la place étaient désertés. Des gandouras blanches traînaient leurs babouches vers les quartiers du « Bab el souk » pour s’incarcérer dans la pénombre moite des cours intérieures.
Adossée aux grilles du square, la cabane du marchand de glace qui
s’approvisionnait chez Monsieur Arella laissait échapper de maigres pisses. Les mouches et le pavé brûlant n’avaient pas de peine à contenir la molle avancée de ces suintements. Les barres de glace, enserrées dans des sacs de jute, perdaient patience dans l’attente épuisante de clients que l’abrutissement de la canicule avait même privés de soif...

Le Grand Café Glacier avait baissé sa tente sur une salle vide et Monsieur
Martinez s’était réfugié dans une arrière salle pour déjeuner en famille dans
une fraîcheur approximative.. Les volets de la maison Chuchana s’étaient
refermés dès l’aurore pour garder jalousement l’illusion de la fraîcheur
nocturne.. Le silence de la place Saint Augustin n’était griffé que par le vol
épisodique des mouches qui s’obstinaient sur les cuisses des chevaux des
calèches et qui reprenaient leur lancinante protestation à chaque coup de
queue. Il ne s’agissait pas de ces
mouches vulgaires dans le derrière desquelles on enfonçait une écharde de papier mouillé d’encre et qu’on envoyait dans les classes de l’école d’Alembert pour maculer les pages blanches; pas de ces mouches qui péchaient par excès de points de suspension sur les vitres de ma mère; pas de celles qui se collaient
bêtement[1] aux serpentins gluants qui tombaient des poutres dans les épiceries de Thérèse Apap ou de Sauveur Cassarino; pas de ces mouches qui se laissaient emprisonner dans ces curieuses petites bonbonnes ouvertes par le dessous et dans lesquelles stagnait une couronne de vinaigre; pas de ces mouches dont les entrailles éclataient par paquets de dix ou vingt sous les coups de tapettes des cafetiers quand elles s’agglutinaient autour d’une goutte de sirop asséché... Les mouches de cheval, elles, avaient une autre trempe. Méchantes, futées, têtues, elles avaient une piqûre redoutable et les bourricots, dans leur sagesse de bourricots avaient compris que leur hochements d’oreilles ne leur accordaient qu’un répit fugitif. Même la cloche de l’église ne marquait plus les heures et les demies qu’avec une réelle langueur.
Le kiosque à musique, les poussettes des marchands de blabis et de cacahuètes[2], les voitures des marchands de créponnet et les tables des cafés donnaient à la place, l’étrange aspect d’une ville de Western... Il aurait suffi d’un souffle de vent, d’un peu de poussière et de la ballade de quelques buissons de jujubiers pour transformer cette place en décor de western.

Le silence était sourd, épais, poisseux, plombé. Des éclats de voix  venaient parfois le déchirer. Luluce[3] Missud apercevant un naufragé de la canicule, l’interpellait pour une anisette rafraîchissante. Dans la conversation aussi peu confidentielle que discrètes mêlaient des commentaires grivois exprimés en arabe comme pour ajouter encore au sel de la plaisanterie... et c’est vrai que la langue arabe était riche de vocabulaire et de métaphores qui donnaient à l’humour guelmois un fumet inaccessible à ceux qui ne parlaient que français. Alors derrière les persiennes entrouvertes, glissait le regard inquisiteur des hommes en tricot de peau et des femmes en chemises légères, toujours gourmands d’événements même insignifiants.

Après l’angélus de midi, Jean-jean Falzon, le sacristain, refermait le grand portail de l’église Saint Possidius . Derrière lui, se profilait la silhouette
claudicante du bon abbé Sauveur Taormina, le vicaire, qui prenait ses repas au restaurant et promenait l’ombre blanche de sa soutane et de son casque sur l’asphalte gluant de la rue... Il ne se passait alors plus rien dans
l’épaisseur du rêve où plongeait la ville toute entière et lorsque quelque
calèche promenait ses grelots attardés le long de l’avenue Sadi Carnot ou de la rue des Combattants, l’attelage fantomatique ne soulevait aucun regard.

Les marchands de figues de barbarie, réfugiés sous les porches, laissaient les
mouches tournoyer au dessus de l’étalage ou s’abreuver dans la boite de
conserve de 5 kilos où baignaient le couteau et les pièces de monnaie.

Parfois, un enfant descendait les escaliers en bois de la Maison Chuchana, pieds et torse nus, une assiette à la main pour acheter une douzaine de ces précieuses figues. A cette heure, les préliminaires étaient réduits à la seule
interrogation utile:

- Guidèche ?[4]

la réponse égalait le laconisme de la question;

- Douro[5]

Alors, après un rapide calcul:« Sachant qu’une figue de barbarie coûte cinq... », l’ordre venait :

- Aya, gouss ![6]


Le doigt de l’enfant désignait une à une, chacune des figues choisie en fonction
de leur grosseur et de leur couleur. Les meilleurs étaient celles qui tiraient
sur un beau rouge orange. Le marchand découpait les
« hén’di »
avec un art chirurgical consommé: Une fente longitudinale que limitaient deux
coupures transversales aux extrémités. Le couteau se réfugiait alors entre le
mineur et la paume de la mais et, écartant les lèvres de la peau fendue, il
offrait le fruit découvert sur le velours de son écorce interne. Ces écrins
successifs étaient mis de ôté car ils servaient de pièces à conviction en cas
de litige...

Lorsque le fruit s’ouvrait en même temps que la peau, il était refusé. En fonction de la qualité des relations « fournisseur-client », ces deux moitiés
étaient offertes ou consommées par le marchand lui même qui assurait ainsi son repas de midi.

Vers une heure de l’après midi, le silence devenait total. Le dos étendu sur les
tomettes rouges, les corps plaquaient leur peau transpirante pour capter la
rare fraîcheur du carrelage. Les yeux fixaient au plafond les images qui à
travers le prisme des persiennes se projetaient de la rue noyée par le soleil:
le passage d’un chien, d’un passant de Monsieur Mingalon, Monsieur Amar ou de Raymonde Panlacroix qui montaient au Tribunal ou à la sous-préfecture.

Au temps du Ramadan, la rupture du jeûne par quelque malheureux succombant à la soif ou à la tentation d’une « Camélia sport » provoquait une
manifestation spontanée et persévérante d’une nuée de yaouleds surgis des
alvéoles des quartiers de la haute ville. Au début, une vague rumeur scandait
au loin des slogans au rythme de quatre brèves et deux longues. La clameur
grossissait  comme le torrent d’un oued gonflé par un orage d’été. Elle coulait dans toutes les rues et n’épargnait le sommeil d’aucun dormeur. On la devinait, près de la mosquée, du côté de la sous-préfecture. On la sentait se rapprocher dans la rue d’Announa ou du côté de l’ancienne épicerie de Georges Zamith, là où « Petit Paul »  Marienne tenait le bureau de la Caisse
d’Epargne, elle se faufilait dans la petite rue des lauriers ou dans la rue
Saint Louis pour se perdre dans les ruelles qui descendaient vers l’abattoir et
la montagne Bastoune.

Autant par dépit que par curiosité, sous sortions sur le balcon. Le spectacle,
immuablement identique provoquait toujours le même plaisir fait de dérision et
de pitié.  Un homme courait sous lesoleil, djellaba au vent vous les pierres de dizaines d’enfants qui le poursuivaient en scandant: «  Oukar Ramdan’ - Ouah ! ...  Schlérem’ Tahan’ - Ouah ! »[7]

Les adultes regardaient et laissaient faire. A cette heure, il fallait beaucoup de
courage pour s’ériger en juge d’une affaire qui ne valait pas la peine de
risquer une insolation ... Le contrevenant n’était vraisemblablement qu’un
simple d’esprit ou un chaouia descendu de la Mahouna, trop bête pour s’être
laissé prendre et livré en pâture à une bande de galopins qui pratiquaient déjà
l’intégrisme avec un mépris souverain pour le sommeil des justes. Le flot se
refermait sur cette tornade de vociférations. Les nudités curieuses s’en
retournaient aux moiteurs des draps auréolés de transpiration à la recherche
impossible d’un sommeil perdu.

Vers trois heures, le muezzin nous extrayait des profondeurs de l’assoupissement. Sa voix apparaissait et disparaissait. Il lançait ses appels aux quatre coins de l’horizon: «  Hallah Okbarh ! » criait-il aux fidèles de la Mahouna, puis à ceux de la plaine vers les « Bons Marchés », l’école
d’Agriculture et la Pépinière, puis à ceux d’Héliopolis et de la Fontaine
Chaude, puis à ceux des fermes de Vévé, Gugusse et Georges Gauci du côté d’Aïn Defla ou vers la Seybouse sur la route de Constantine. Il prenait les devants, sachant que ses incantations seraient bientôt coupées pas le carillon des cloches qui annonçaient le salut du Saint Sacrement.

Aux premiers gloussements de l’eau municipale qui retrouvait ses canalisations, nous savions qu’il était quatre heures. Le maire, Henri Garrivet privait la ville d’eau courante de dix à seize heures pour ménager les précieuses réserves du château d’eau. Pourtant, il devait s’en consommer davantage car chaque famille faisait ses provisions et remplissait casseroles, seaux, baignoire, bouteilles et gargoulettes... en prévision de la coupure.

Les gargouillements au fond des tuyaux annonçaient la fin de la sécheresse
quotidienne. Bientôt les éructations des robinets précédaient de près crachats
et sifflements de l’eau sous pression qui fusaient des robinets restés
imprudemment ouverts.

Quelques rayons d’eau et d’ombre annonçaient la fête quotidienne du soir. La parenthèse de feu se refermait sous les jets des tuyaux d’arrosage qui se déversaient sur les trottoirs, les terrasses de cafés et les jardins. De vieilles demoiselles en noir remontaient le trottoir mouillé de la rue Sadi Carnot pour se rendre à l’église.

C’est à ce moment que la rue « Sadi Carnot » changeait de nom pour devenir
le « Cours Bonnet ». Du Café d’Henri Zara, en face de l’ancienne
Poste, jusqu’aux terrasses de l’hôtel Restaurant d’Orient, des garçons et des
filles formaient une procession turbulente et joyeuse se croisant interminablement dans des protestations ou des rires de connivence... Les ficus du « Cours Bonnet » pourraient raconter toutes les idylles qui s’y nouèrent et s’y dénouèrent mais les ficus du « Cours Bonnet »  ont eux aussi perdu la mémoire de ce temps heureux où les cafetiers sortaient les tables, où les marchands de brochettes allumaient leur charbon devant le Café Croce, le Café Walter et le Café Marchisio... De ce temps oublié où les heures fraîches vidaient les maisons et remplissaient les rues de gens qui s’interpellaient, riaient très fort, s’embrassaient souvent et se disputaient parfois... De ce temps où les guelmois étaient heureux et ne le savaient pas !


[1]  peut-on se coller intelligemment ?

[2]   note à l’attention des patos ou des jeunes :
les blabis étaient des pois-chiches enrobés de sucre rouge ou blanc et qui
étaient moins appréciées ( blabi est du féminin) que les cacahuètes. Ce qui donna l’aphorisme célèbre:    « La vie est ainsi faite; aujourd’hui des blabis, demain des cacahuètes ».

[3]  Il s’appelle Lucien mais, à Guelma, il y avait beaucoup de Lucien  et un seul Luluce...
[4]  « combien? »
[5] « Cinq.. »  au choix cinq sous ou cinq francs
6] « Allez, épluche »
[7] «  Il a rompu le carême  - Ouah ! Ses moustaches sont celles d’un cocu - Ouah » traduction
très libre.






Rédigé par Guy Bezzina

Publié dans #La vie à Guelma

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