Poussières d'enfance - Deuxième partie

Publié le 21 Janvier 2010

 

 

MIDI

 

Le tintement de la cloche nous invitait à l'angélus.

«  Angelus domini nuciavit Mariae ».

Nous prononcions les paroles de la salutation angélique avec un automatisme bien réglé. Devant la statue blanche de la Sainte Vierge abritée sous une tonnelle de rosiers grimpants, les lumières de midi filtraient leurs couleurs d'évasion, d'école buissonnière et de fête – dieu. Quand les parfums sucrés des premières fleurs descendaient de la colline pour annoncer le printemps nous rêvions sous le soleil aux champs de la ferme paternelle couverts de gouttes de sang et de narcisses que les petits arabes vendaient par bouquets au bord de la route.

L'escalier descendait devant le réfectoire et , à travers les vitres, nous repérions les plats installés sur la table . Le couvert était mis par un ouvrier arabe, vieux et petit qui aidait les religieuses à la cuisine et qui faisait la vaisselle.

Debout, de part et d'autre de grandes tables de bois, nous récitions le bénédicité en latin.

Après nous être assis sur des bancs, nous écoutions en silence quelques lignes de textes sacrés.

Un coup de clochette, nous permettaient enfin de déplier nos serviettes .

Les mercredi, les dimanches et certains jours fastes, le directeur disait «  Déo gratias! »  à haute voix . Lui répondait un autre « Deo gratias » collectif , enthousiaste et reconnaissant de l'autorisation ainsi donnée de converser librement.

Les jours ordinaires, nos repas se déroulaient dans un silence relatif sur fond de bruits de fourchettes et d'assiettes , pendant qu'un lecteur, installé sur une estrade lisait à haute voix , sur un ton monocorde et avec application, quelque lecture profane , souvent intéressante.

Un incident de lecture ou un lapsus jetait parfois le désordre d'un éclat de rire dans des récits graves.: «  Sainte Thérèse faisait partout, à la chapelle, au réfectoire, au jardin, en récréation au milieu de ses soeurs ( silence prolongé pour tourner la page)... des oraisons jaculatoires » Ouf !

Le fou rire soulevait le réfectoire lorsque le lecteur était bègue. Le tour de lecture des deux ou trois bègues du petit séminaire était attendu avec excitation, sans aucune compassion pour la torture que cet exercice leur infligeait. Nos maîtres ne les dispensaient pas de cette épreuve qu'ils estimaient nécessaire pour corriger leur défaut.

Le repas se terminait par la lecture d'une page du martyrologe.

Nos repas étaient expédiés avec rapidité. Ces habitudes détestables devaient nous marquer définitivement. Notre rythme masticatoire ne s'est plus jamais ralenti.

Pendant que nous mangions, deux servants assuraient le service. Ils portaient les plats, débarrassaient les tables, faisaient la navette entre le réfectoire et la cuisine en passant sous le préau du grand séminaire.

 

La soupe nous était servie dans de grandes bassines en aluminium. Le responsable de table faisait la distribution dans des bols blancs en porcelaine. C'est lui aussi qui découpait le pain qu'on avait laisser volontairement rassir pour limiter sa consommation et qui répartissait les parts de viande.

La boisson, qu'on appelait « l'abondance », était faite d'un mélange de très peu de vin dans beaucoup d'eau. L'eau ne conservait du vin qu'un souvenir diffus fait d'une couleur violacée et de volutes d'une lie noirâtre qui nageaient dans les bouteilles comme des algues dans un aquarium.

 

Le service du réfectoire était une fonction très recherchée. Il durait une semaine. Il nous donnait l'occasion de grappiller dans les plats des professeurs, dans la complicité d'un couloir désert, quelques reliefs de viande ou de charcuterie.

Sitôt les grâces récitées, quand la longue cohorte des élèves avait gravi les derniers escaliers, nous chapardions sur la table des professeurs le fromage , le pain frais ou les fruits qui y restaient. La soeur cuisinière qui nous portait une affection toute maternelle, soignait nos repas en nous réservant les meilleurs morceaux.

Ce privilège de la fonction joua un mauvais tour à deux d'entre nous. Un jour faste, l'économe avait offert aux professeurs du jambon cru venu d'une ferme généreuse. Les servants des deux séminaires partagèrent cet extra. Le jambon était avarié. Une épidémie de botulisme frappa la majorité des professeurs et les malheureux servants. Tous en réchappèrent mais l'intoxication les contraignit à une absence prolongée. Le botulisme nous avait offert une quinzaine de semi-vacances, privés que nous étions de nos professeurs... « privés » ? ... pas si sûr!

 

 

 

 

 

 

MIDI ET DEMIE

 

La grande récréation durait une heure. Elle était consacrée au « grand jeu ». Un grand séminariste en assurait habituellement la surveillance et parfois l'animation. Quand il ne partageait pas nos jeux, il arpentait le trottoir, le long de l'étude ou se réfugiait sous le préau. Paul Teuma, Henri Niglio, Paul Marchetti, Louis Laurent, Lucien Pei-Tronchi se mêlaient à nous avec un plaisir évident. Ils gardaient la soutane et transpiraient abondamment...

Généralement, nous étions partagés en deux camps rivaux, petits et grands mélangés. Les grands rivalisaient de force et d'adresse alors que les petits se préservaient du mieux des coups de ballons ou des bousculades où ils étaient entraînés. Certains plus acharnés au jeux excellaient et provoquaient l'admiration générale.

Le mercredi et le samedi après midi nous partions en promenade sous la surveillance d'un grand séminariste. Des jeux de plein air étaient organisés. Il s'agissaient toujours de combats entre troupes rivales mais nos armes étaient faites de foulards attachés dans le dos ou de numéros inscrits sur des cartons que nous portions au front? Nos champs de bataille se situaient dans l'immense bois de pins qui dominait Constantine. Le site ombragé était tourmenté de rochers et de falaises. Nous étions partagés en deux groupes, sous le patronage respectif de Saint Jacques et de Saint Marien, deux martyrs africains de Numidie. Nous marchions sous la conduite de deux grands de première qui nous en imposaient par leur âge, leur taille, leur force et leur voix. Les deux premiers que j'ai connus étaient Matthias Florio et Baubelin. Je les admirait jusqu'au jour où, au cours d'un jeu dans les rochers près du cimetière juif, ils se battirent comme des chiffonniers s'adressant des injures incompatibles avec les fonctions et le rang où je les avais élevés.

L'été, nos activités étaient plus calmes. Seuls, quelques intoxiqués de marathon, comme Dominique Valéro et Louis Malek s'exerçaient à des performances chronométrées, sous les encouragements sans muscle de spectateurs blasés.

 

Mes relations avec Malek avaient été longtemps distantes sinon, franchement mauvaises. Pour des raisons qui m'échappent , je m'étais inventé une jeune sœur. J'avais confié à Malek que, l'ayant aperçu le jour de la rentrée, elle l'avait trouvé charmant... L'histoire se serait éteinte rapidement, si Malek n'avait cru à mon invention et avait conçu pour cette jeune fille imaginaire un attachement d'adolescent. Enferré dans mon mensonge, j'y prenais un plaisir coupable. Malek me confia des correspondances touchantes auxquelles je répondais dans le même ton. Je crois même avoir reçu quelques menus cadeaux et les avoir conservés sans scrupule. Hélas, mon cousin Paul très au fait de la composition de ma famille, rétablit la vérité avec brutalité et provoqua entre Malek et moi une rupture définitive.

Nous faisons souvent de très longues marches. Les moins pénibles nous conduisaient vers le Djébel Ouach, le Hamma où l'ancien séminaire de Sainte Hélène confisqué par l'Etat, transformé en ferme, et même pendant un temps, en camp de prisonniers allemands de l'Afrika Korps et, dans les années 1943 en camps de réfugiés de résistants tchèques...

Un autre séminaire fut également confisqué par l'Etat au moment de la séparation de l'Eglise et de l'Etat pour servir ( oh paradoxe ) en Ecole Normale d'Instituteurs.

Immédiatement après le repas, nous montions au dortoir pour nous préparer, changer de chaussures et mettre nos bérets. Le bruit de nos souliers cloutés résonnait dans les marches de l'escalier et manifestait notre impatience de libérer nos humeurs et nos muscles.

Nos tenues subirent des variations qui n'étaient pas liées à la mode mais à l'idée que nos supérieurs se faisaient de nos uniformes. Dans les années 1948, nous portions une casquette bordée d'un velours violet qui nous donnait des allures de facteurs ou de chefs de gare. A la même époque, les petits séminaristes de 10 ans portaient déjà une soutane dont la couleur variait avec les années...

Plus tard, sous impulsion des abbés Lafond et Lacoste, nous étions habillés en scouts: chemise kaki, foulard bleu bordé de blanc, avec pèlerine et bâton.

L'abbé Lafond ne souriait jamais. La tristesse se lisait sur son visage barbu. Son regard nous scrutait avec une telle intensité que nous nous sentions perpétuellement coupables. Sa timidité probable durcissait ses traits et figeait son regard alors qu'il avait d'évidence une vie intérieure exceptionnelle. La « générosité » revenait dans ses discours comme une rengaine. Le scoutisme devait nous rendre généreux. Nous devions avoir du cran et il fallait le proclamer. Notre formule de ralliement était : «  Pour servir... DU CRAN » Nous étions loin des ambiances détendues et rigolardes des colonies de vacances, loin de la bonne humeur de l'abbé Marchetti et des jeux de mots et des calembours de l'abbé Grima.

L 'abbé Lacoste qui assistait l'abbé Lafond était un ancien commandant de l'Armée du Tchad. Il était entré au séminaire peu de temps après avoir perdu son épouse, constantinoise. Il continuait d'ailleurs à porter l'alliance et ses beaux pare,parents venaient lui rendre visite chaque dimanche après midi. Il respirait la droiture et énergie. De son passage à saint Cyr, il avait gardé le parlé vrai et le verbe clair. La première sortie en sa compagnie eut lieu dans le bois de la Légion d'Honneur. A l'occasion d'un incident sans importance , il nous fit comprendre sans ambages ses conceptions de la discipline. «  J'ai commandé 3.000 hommes , nous dit-il, je ne suis pas impressionné par quarante gamins... » Deux ans après, il quittait le séminaire de Constantine pour entrer chez les Pères du Saint Esprit.

La longue et bruyante cohorte traversait la cour du grand séminaire, longeait l'église Jeanne d'Arc, remontait la rue du 3 Chasseurs d'Afrique vers les pins du bois de la Légion d'Honneur. Après les dernières maisons de la ville, les abbés commandaient une courte halte pour enlever leur soutane qu'ils pliaient dans un sac tyrolien. Le groupe se défaisait alors et s'étirait.

Au devant les sportifs qui cultivaient déjà le goût des records; vers la queue, les philosophes et les poètes qui discutaient ou papillonnaient sur des chemins parallèles pour écraser les processions de chenilles ou ramasser des pommes de pins.

La route du Djébel Ouach traversait le bois et grimpait sur des terres arides vers le bouquet d'arbres dont la tache verte se distinguait de loin. Nous nous y rendions régulièrement mais plus particulièrement les jours de neige.

Il neigeait à Constantine deux ou trois jours par an. Nous aurons jamais de mots pour exprimer l'émotion qui nous gagnait quand, un matin trop précoce, trop blanc teintait l'ombre du dortoir d'une lueur qui nous annonçait le neige. Aucune neige au monde n'était aussi belle et aussi insolite que la neige qui couvrait les toits de la vieille ville de Constantine ou écrasait le panache des pins au dessus de la colline. Les sarments de la tonnelle et les fils électriques devenaient irréels. Nos voix étaient étouffées dans ce champ ouateux pour ne pas troubler cette beauté insolite et éphémère. Sous les tunnels de la route de Philippeville, des stalactites gouttaient sur les capuchons de nos pèlerines. La démesure qui caractérisait nos révoltes et nos chagrins nous offraient des joies d' enfants immenses... La mesure viendra plus tard avec la pudeur et la sagesse, la réflexion et la raison mais la mesure éteindra à jamais ces bonheurs fulgurants dont le souvenir brûle encore.

Le djébel Ouach était donc le but traditionnel de nos promenades sous la neige. Nous avions le sentiment d'entreprendre un exploit puisque nous étions les seuls à fouler la neige vierge. Nous voyant arriver, le garde forestier médusé, nous dit un jour : «  Vous êtes gonflés.. » Nous le savions mais quelle joie de se l'entendre confirmer!

Cette neige fut pourtant la cause d'un accident navrant. Un dimanche, une couche abondante avait provoqué quelques dégâts sur les treilles et les arbres. Roger de Sulauze dont l'instinct de jardinier était toujours en éveil, se mit en peine de soulager toutes les branches. La tonnelle de vigne vierge qui longeait le mur qui séparait le grand séminaire de l'école juive en contrebas, avait cédé sous le poids et les arceaux métalliques s'étaient tordus. Pour libérer les branches prisonnières des ferrures, Roger s'avisa de déboulonner une tige de fer. Un boulon cassa et la tige lui cassa les deux incisives.

L'été, nous descendions vers le Hamma pour nous baigner dans les sources d'eau chaude qui surgissaient en pleins champs à quelques kilomètres du village. Après le passage à niveau d'El Kantara, nous prenions la route de Philippeville qui longeait la falaise et traversait de nombreux tunnels. Loin, beaucoup plus loin, nous quittions la route pour suivre un sentier muletier qui nous conduisait, à travers les mechtas, vers un cil d'où l'on apercevait la plaine du Hamma. A droite, les falaises qui prolongeaient celles de Constantine étaient creusées de grottes dites « grottes des sept salles » régulièrement explorées par les scouts.

 

Les bains dans les eaux boueuses du Bou Merzoug constituaient aussi un but de promenade. L'oued longeait la route du Kroubs, sous les frondaisons d'arbres toujours verts. Nous suivions un itinéraire qui passait par un aqueduc en ruines « Les arcades romaines », non loin de l' »Hôtel Transatlantique » et des cours de tennis et du Restaurant «  Les Platanes » qui étaient le lieu de rendez-vous de la bourgeoisie de la ville.

Plus tard, la piscine de Sidi M 'Cid et ses trois bassins nous offrit des eaux plus propres et des installations plus confortables. Le petit bassin était constitué d'une pataugeoire dans laquelle se déversaient des cascades d'eau chaudes sorties tout droit du rocher. Le bassin moyen était réservé à ceux qui ne savaient pas nager. La piscine olympique n'était ouverte qu'aux nageurs confirmés. Nous nous rendions à la piscine par la route de Philippeville et par des chemins de chèvres qui dégringolaient à travers les éboulis. Parfois nous empruntions ascenseur percé dans la falaise et nous passions du Boulevard de l'Abîme aux chutes Lavie dans une descente interminable de plus de deux cents mètres. Notre chemin devait alors traverser le quartier juif haut en couleurs dans un climat de sourde hostilité. Nos abbés étaient les cibles favorites des quolibets qui fusaient des fenêtres et quelques femmes du haut de leurs balcons leur lançaient des invitations pas très catholiques. Les enfants juifs nous faisaient un brin de conduite en « couaquant » nos abbés qui nous demandaient de presser le pas. « Couaquer » ... ne cherchez pas, le mot n'existe pas mais il illustrait une réalité cuisante. Pour marquer leur mépris et leur dérision , les petits juifs imitaient le cri des corbeaux au passage d'une soutane. Dans le quartier juif, ce « couacage » prenait des dimensions de concert. Au cours de nos promenades, il n'était pas exceptionnel de nous trouver confrontés à des groupes hostiles et certains nos abbés qui avaient le sang vif n'hésitaient pas toujours à retrousser les manches. L'abbé Henri Niglio qui avait la tête près du bonnet , se précipitait sur l'agresseur à la première salve hostile et, imperméable aux négociations et aux explications de texte, cognait allègrement les provocateurs.

Nos relations avec la communauté juive étaient faites d'intolérances réciproques et de manifestations chaleureuses. A la piscine, précisément, un incident faillit tourner au pugilat. Deux petits de sixième jouaient à la balle au mur. L'un d'eux recevant une mauvaise balle écriait : «  Tu m'as fait un « juif » . Il voulait dire que le coup était irrégulier. Un groupe de petits juifs était dans les parages. Ils n'eurent pas la même interprétation.

Plus tard, nos promenades devinrent plus athlétiques et mieux organisées. Les abbés Lafond et Lacoste nous apprirent à grimper sur les falaises qui dominaient la vallée du Rhummel, près du monument aux morts. Dans un site bien éloigné des Alpes, nous nous prenions pour des varappeurs confirmés. Nous descendions en rappel sur un oued à partit de la grande arche d'un viaduc de chemin de fer désaffecté. Nous réalisions des parcours « Hébert », ancètres de nos modernes decathlons. Il nous fallait courir, sauter, nager, marcher en équilibre sur des troncs d'arbres ou traverser des rivières au bout d'une corde comme Tarzan sur les écrans du cinéma paroissial. L'évocations d'heures aussi riches suscite le regret de n'avoir su exprimer quand il en était temps, toute notre gratitude à des hommes qui ont su nous épanouir et qui n'ont jamais su de quelles valeurs ils ont rempli notre adolescence.

Certains jours fastes comme le lundi de Pentecôte, nous faisions de grands marches qui duraient toute la journée.

Le Méridj était le but le plus habituel de ces sorties où tous les séminaristes, petits et grands et la plupart de nos professeurs se retrouvaient pour un pic-nique champêtre.

Bizot constituait aussi une destination appréciée. Il y avait à Bizot un saint curé qui élevait des lapins. Il prétendait, qu'entendant l'angélus, ses lapins se levaient sur leur derrière et joignaient la pattes. L'histoire ne dit pas si ces lapins eurent une fin très chrétienne.

Nous connûmes , en certaines occasions, des sorties plus lointaines qui nous conduisaient à Philippeville ou à Herbillon. Paul Georges ou Henri Niglion nantis de leur permis poids lourds acquis au service militaire conduisaient la camionnette , gavée jusqu'à la ridelle de dizaines de séminaristes, de victuailles pour deux jours et des effets de couchage individuel, généralement réduit à une seule couverture.

A l'occasion de chaque grande fête majeure, nous assurions les chants de la grand messe pontificale et des vêpres à la Cathédrale. Dès que l'office était terminé, nous dévalions les ruelles du quartier arabe et la rue Nationale pour partir au plus tôt. L'état de la chaussée et la suspension de la camionnette donnaient à nos voyages des allures de Paris Dakar. A chaque virage, nous devions nous tenir aux ridelles pour ne pas basculer.

La vitesse nous permettait de jouir du paysage, de la poussière et des soleils couchants.

Ce n'était qu'à la nuit avancée et sous le clair de lune, que nous débarquions fourbus et impatients du matin suivant pour courir vers les plages.

La mécanique manifesta un soir des signes d'épuisement. Nous fîmes étape dans un village perdu. Les gendarmes nous confièrent la clé de l'église. Chacun se trouva un coin conforme à ses affinités. Fonds baptismaux, tribune ou sacristie. Gérard Giorgano passa la nuit au pied de l'autel enveloppé dans un tapis.

Certaines promenades n'étaient pas prévues et nous étaient annoncées à la sortie du réfectoire. Elles suscitaient des explosions de joie . Le passage du cirque Amar ou la projection d'un film « éducatif » nous libéraient des contraintes de l'internat le temps d'un après midi.

Plus tard, parvenus à l'âge où se profilait la perspective du service militaire, nous nous découvrîmes des vertus civiques toutes nouvelles. « Faire son service militaire » , ne constituait pour nous, pas une épreuve et même cette évasion de plusieurs mois sous l'uniforme militaire était ressentie façon assez agréable car c'était pour nous l'occasion de rompre avec une vie moins facile que celle qu'on imaginait dans les casernes.

Il était de bon ton de devenir officier et pour y parvenir, il était recommandé de suivre la préparation militaire élémentaire et la préparation militaire supérieure qui ouvrait les portes de l'Ecole d'Officiers de Réserve de Cherchell. Moins en raison de l'intérêt objectif de cette préparation que pour les occasions de liberté qu'elle nous offrait, nous ne manquions pas de nous y inscrire dès l'âge requis.

La P.M.E se déroulait les après midi du samedi à la caserne de Bellevue.
Avec Alain Lauro et Christian Rousillo, nous avions rapidement évalué tout le parti que nous allions tirer de la situation. Nous nous esquivions dès la fin du repas. Notre empressement pouvait faire illusion et trahir des préoccupations moins républicaines que gastronomiques. Les marchands de brochettes opéraient dans les quartiers arabes aux ruelles étroites entre la rue Caraman et la rue Nationale.

Au coude de la rue, deux établissements scolaires se faisaient face: Le Lycée de jeunes filles et la Médersa; C'est à ce carrefour que nous quittions la route du devoir militaire pour suivre le dédale tortueux des faims gourmandes qui nous conduisait dans une gargotte noire et enfumée où fleuraient, délicieuses, des odeurs de suif de mouton, d'épices orientales et de fumée de charbon. Sur un fourneau, des têtes de moutons ouvertes en deux tiraient des langues saupoudrées de k'emoun. Nous nous installions sur des bancs, autour d'une table basse et crasseuses. Le marchand nous portaient des douzaines de brochettes grillées où étaient enfilés des morceaux de foie, de graisse, de mou, de gosiers ou guerjoum de mouton.

Au bord de l'assiette ébréchée ou du plat en fer blanc, l'harissa et le cumin attendaient l'effleurement de nos baguettes de roseau au bout des quelles nous ajustions le morceau grillé brûlant de suavité. La pain, toujours frais, complétait ce deuxième repas sans considération du précédent que nous venions seulement de terminer.

 

Le « L'ben » ou lait baratté ou lait ribaud comme nous ne l'appelions pas, conservé dans une outre en peau de chèvre nous était servi dans de vieilles boites de conserve. Toutes les conditions de l'intoxication alimentaire étaient réunies. Cette maladie des pays riches et propres ne pouvait nous atteindre. Nous étions immunisés dès l'enfance, par l'usage collectif des gargoulettes, des chorbas, des kesseras partagés dans des douars et dans les gourbis des fermes paternelles.

Repus ou plutôt gavés, nous repartions vers la caserne rejoindre quelques lycéens qui évoquaient déjà leurs futurs galons d'aspirant mais il arrivait aussi, que nous détournant du chemin de l'Armée, nous allions assister à la séance de l'après midi du cinéma A.B.C.

L'accès à l'examen d'admission à la Préparation Militaire Supérieure était subordonné à un minimum d'assiduité. Nous dûmes nous contenter du certificat de la préparation militaire élémentaire.

 

 

QUATORZE HEURES

 

 

L'étude consacrée aux leçons des cours qui allaient suivre était marquée par la somnolence. La fatigue des jeux qui venaient de s'achever altérait notre attention. Aussi, c'était toujours avec inquiétude que nous gravissions les marches qui conduisaient aux classes.

Les cours commençaient toujours par une invocation au Saint Esprit:

« Veni, Sancte Spiritus,... »

Le défi lancé à l'Esprit de Lumières constituait souvent une provocation.

La mansuétude de nos professeurs était variable et nous supputions à leur physionomie le sort qu'ils nous réservaient.

Il y en avaient de doux, de sévères, de joyeux, d'ironiques et même quelques indifférents qui semblaient ne pas nous voir laissant planer leur regard et leur cours au dessus de nos têtes.

L'abbé Louis Puel qui nous enseignait les mathématiques était un doux. Il n'élevait jamais la voix et nous annonçait les bonnes comme les mauvaises notes sans l'ombre d'une satisfaction ou d'une irritation. D'autres manifestaient plus de vivacité dans leurs réactions à nos insuffisances. Ils entraient parfois dans des colères, feintes ou réelles, qui nous terrorisaient.

L'abbé René Charlier nous inspirait une crainte révérencielle qui se traduisait par un silence de plomb quand, immédiatement après la prière, les secondes s'écoulaient, interminables, dans l'attente du premier interrogatoire.

La méthode de Monsieur Charlier était égalitaire. Il commençait son interrogation à un bout de la classe et continuait , élevé par élève, en suivant les rangs. Si la question restait sans réponse, elle s'imposait au suivant et bouleversait ainsi toutes nos prévisions.

L'abbé Paulmaz, était notre professeur de latin que Monseigneur Duval, alors évêque de Constantine, avait fait venir de Haute Savoie pour prendre la direction du futur Collège Charles de Foucauld. Son humour était froid. Les observations qu'il nous adressaient variaient entre la pertinence et l'ironie au point que nous ne savions jamais s'il était opportun de répondre ou plus sage de se taire. Saccardi, un externe du faubourg d'El Kantara en fit les frais, un matin. La traduction d'un texte se révélait laborieuse: « La femme de Caesar... » ... le verbe lui échappait. Il reprit plusieurs fois la phrase en butant sur le sens du verbe. L'abbé Paulmaz,impassible, feignant de l'aider poursuivit: «  La femme de César faisait la vaisselle... » Saccardi, soulagé et inconscient reprit :  « La femme de César faisait la vaisselle ». Mépris fatale qui lui valut une philippique et de sombres prévisions sur son avenir. Dieu merci, les prévisions de nos professeurs qui nous ouvraient les portes du bagne ou de l'enfer, ne se réalisèrent pas toutes.

D’autres élèves qui habitaient la ville de Constantine suivaient nos cours en externes.  Je me souviens d’un grand Vaudey qui habitait au faubourg d’El Kantara  et de  Marcel Pastorel, originiare de La Calle,  mon camarade de l’Ecole Jeanne d’Arc qui , après la troisième, poursuivait ses études pour la bac avec nous. Il nous rendait toujours de menus services en faisont nos commissions ou en postant des lettres qui devaient échapper à la censure du Supérieur... Avec Marcel, nous fûmes associés à Gurs, village béarnais de l’Abbé Coulomme, à l’encadrement d’un colonie de vacances qui mériterait à elle seule, un chapitre de cette rétrospective...

Pour compenser le nombre insuffisant de prêtres, Monseigneur Duval avait engagé un certain nombres de professeurs laïcs qu'il faisait venir de France métropolitaine.

Il en fut un qui, inquiéter pour des raisons politiques obscures, trouva refuge dans notre séminaire sous un nom d'emprunt.

Un autre dont le nom m'échappe, était grand, voûté, myope, cachexique et traînait sa misère au soleil africain dans une résignation amère et désespérée. Nous cohabitions dans une indifférence réciproque. Riche de son savoir et imbu des « trois licences qu'il tenait dans une poche et de deux , dans l'autre » , notre ignorance lui inspirait un mépris désabusé.

Il est passé et nous l'avons regardé sans le remarquer.

Monsieur Guerpillon, enseignait le français dans les classes de troisième à la première.

Je ne l'ai pas connu comme professeur.Il était coutume d'organiser à la veille de Noël une après midi récréative où la tradition nous commandait d'évoquer le Mystère de la Nativité. Cette année, Monsieur Guerpillon eut l'idée originale de vous faire interpréter l'Annonce faite à Marie de Paul Claudel. Dès le mois d'octobre , il distribua les rôles. Je figurais dans la distribution Je dois sans doute à ma grande taille d'avoir été choisi en dehors de ses élèves. Paul Claudel était vénéré comme un Père de l'Eglise et sa seule signature valait le Nihil obstat et l'imprimatur pour ses oeuvres littéraires et théâtrales. Les autorités ecclésiastiques donnèrent à cette initiative une approbation sans réserve.

Nous nous engageâmes dans cette aventure avec l'insouciance de notre adolescence et inconsciente de notre prétention. La séance devait durer deux heures. Il nous fallait apprendre un une centaine de pages d'un texte dont les référence bibliques et la symbolique nous étaient un peu étrangères mais qui retraçait une histoire d'amour que nous n'avons pas mis longtemps à comprendre.

Giannini, un grand ombrageux, prétentieux et fils d'italiens jouait le rôle de Pierre de Craon, le tailleur de pierres lépreux ( On en prononce pas « Craon » mais « Cran » disait Monsieur Noguez).

Au lever du rideau, il débitait un monologue, long et pathétique et disparaissait.

 

Jean Pierre Guibert dont le petit frère Marc sera tué dans un attentat des fellaghas quelques noëls plus tard, à Corneille, tenait le rôle de coryphée. Il se tenait à l'avant scène et lisait un texte qui plantait le décor et expliquait les circonstances de l'histoire.

Jean Claude de Vardo incarnait Violaine, pure jeune fille qui avait contracté la lèpre pour avoir donné un baiser de charité au lépreux de passage.

J'incarnais quant à moi, Jacques Hury, un paysan rugueux, fiancé de Violaine, amoureux et malheureux qui contraint à l'évidente tromperie, se résignait à épouser Mara, la mauvaise soeur de Violaine, par faiblesse ou par devoir... Sauf l'honneur de Monsieur Claudel, cette histoire sentait la guimauve. Devardo pour Violaine, Valmage pour Mara et Delquié pour la mère tenaient des rôle de femmes et la vraisemblance aurait dû friser le ridicule .Pourtant, nous nous étions pris au jeu et le caractère édifiant de la pièce devait effacer aux yeux des spectateurs dévots l'amateurisme des acteurs et l'imprécision de la mise en scène et des décors. Pour accueillir le clergé, les familles et les élèves des deux séminaires, la pièce fut jouée dans la grande salle de spectacle du collège de jeunes filles des soeurs de la Doctrine Chrétienne... mais, la veille de Noël, les filles de la Doctrine Chrétienne étaient en vacances!

La veille de la première, décors et costumes furent transportés sur une charrette à travers les rues de Constantine. André Fébo assurait le maquillage et la sonorisation. Les costumes avaient été réalisés par les soeurs espagnoles et pariculi_èrement par Mère Emilia qui quelques minutes avant le lever de rideau nous distribua une boisson faite d'un mélange de citron et de rhum pour nous éclaircir la voix et nous donner du coeur au ventre.

La Symphonie Inachevée tirée d'un 33 tours offrait un fond musical ininterrompu qui ajoutait une insoutenable gravité à l'ambiance da sinistre.

Notre prestation fut appréciée des spectateurs bienveillants et conquis qui nous congratulèrent chaleureusement. Les religieuses de la Doctrine Chrétienne vinrent nous féliciter et la Supérieure s'avoua navrée de l'absence de ses élèves. Navrés, nous l'étions davantage encore.

A la vérité, malgré notre bonne volonté et une mémoire sans défaut, le spectacle devait être cocasse. Violaine apparaissait sur scène après que Jacques Hury ait déclamé: «  Oh, ma fiancée , à travers les branches en fleurs, salut! Violaine que vous êtes belle;.. » Alors, un De Vardo, fardé comme une péripatéticienne, un foulard sur la tête entrait en disant: « Jacques, bonjour, Jacques... »

Un peu plus tard, alors que je devais porter le corps de Violaine, morte de la peste pour le déposer sur une table au milieu de la scène, Delquié dut venir m'assister pour transporter un De Vardo trop lourd qui risquait de entraîner à terre.

Les échos de cette manifestations dépassèrent nos espérances. On en parla dans le diocèse. Les ecclésiastiques du premier rang et les religieuses du deuxième firent à notre endroit des commentaires élogieux. Monseigneur Duval ne tarit pas d'éloges et le Père Davier, jésuite, dont la communauté était installée dans le quartier arabe, nous fit un commentaire détaillé et profond sur le « don gratuit de Violaine »...

Au retour de vacances, Monsieur Guerpillon nous informa que la Mère Supérieure de la Doctrine Chrétienne nous invitait à donner une nouvelle séance devant « ses fille ». C'était la consécration. Ce nouveau succès nous enivrait bien plus que les félicitations des chanoines.

Seul, notre directeur, plus soupçonneux et sombre que jamais, n'eut pas le bon goût d'apprécier. Il avait deviné les émois très profanes qui pouvaient nous gagner dans le jeu de cette pièce édifiante devant un parterre de jeunes filles. L'une d'elles, d'ailleurs, poussée par ses camarades, vint me trouver en coulisses, pendant l'entre acte, pour me demander d'épouser quand même, Violaine la lépreuse contre le cours du texte. Si j'avis pu, Mon Dieu, si j'avais pu...

Le quatrième professeur laïc était le professeur de mathématiques Roger Civial. Descartes distingue l'esprit de géométrie de l'esprit de finesse. Monsieur Civial avait l'esprit de géométrie. Son corps souffreteux portait les stigmates d'une adolescence de privations. Son parcours avait dû être chaotique. Nous savions qu'il avait goûté au Séminaire des Lazaristes de Dax et qu'il avait porté l'habit des Frères des Ecoles Chrétiennes où il avait enseigné à Aurillac. Sa longue fréquentation des milieux ecclésiastiques lui donnait une certaine aisance. Il se voulait espiègle et facétieux et eut la faiblesse de manifester avec nous un trop grande familiarité. Cette attitude finit par ruiner le peu d'autorité qui lui aurait autorisé son allure de « petit chose ». Aussi brandissait-il sans les appliquer des menaces de sanctions pour retrouver, sans y parvenir, une autorité bafouée. D'évidence nous lui faisions peur et nous le savions. Le florilège des farces dont il fut victime pourrait faire l'objet d'un livre. Il fut, un jour la victime d'une méprise facheuse.

Deux grands séminaristes s'étaient offert une séance de cinéma à l'A.B.C au cours d'un après midi de détente. La fréquentation des cinémas n'était pas jugée décente pour des membres du clergé. Les seules projections qui étaient admises étaient celles des cinémas paroissiaux ou celles des films qui illustraient des vies de saints ou des histoires édifiantes comme « Le défroqué » avec Pierre Fresnay. Dans ces cas, les salles débordaient de cornettes, de soutanes et des pensionnaires de toutes les institutions religieuses de la ville.

Pour son malheur, Monsieur Civial assistait à la même séance de cinéma que les deux séminaristes qui dès le lendemain furent convoqués dans le bureau du supérieur. Ils en conclurent rapidement que Monsieur Civial les avait dénoncés. L'entrée du séminaire ouvrait sur un corridor assez sombre d'où partaient des escaliers noirs et étroits qui conduisaient au bureau de l'économe. Ce fut le corridor de la tentation. Plus portés à la vendange qu'à l'oubli, les deux séminaristes attendirent le traître, un soir et lui administrèrent une volée qui dût le surprendre... Ce n'est que plus tard, qu'ils apprirent qu'un de leurs anciens confrères, neveu du vicaire général, avait vendu la mèche.

L'équité oblige à reconnaître que Monsieur Civial était un bon professeur et que son mérite était d'autant plus grand que les sciences exactes n'étaient pas tenues pour essentielles dans une institution plus ouverte aux langues mortes et aux belles lettres.

 

A seize heures sonnait la récréation. C'était aussi l'heure du goûter, un goûter rudimentaire composé d'un morceau de pain que nous puisions dans une corbeille en osier et qu'il nous arrivait de tremper sous l'eau du robinet pour le trouver moins rassis.

La fatigue commençait à nous gagner et nos jeux devenaient plus sages. Les jours de pluie, nous nous agglutinions sous le préau dans une atmosphère de bergerie où flottait des odeurs de pluie, de pèlerines mouillées et de transpiration et dont les effluves allaient envahir l'espace de l'étude qui suivait.

 

 

DIX SEPT HEURES

 

La grande étude du soir commençait. Elle était consacrée à des devoirs qui nous absorbaient beaucoup, versions latines ou grecques, ou compositions françaises... et que nous terminions parfois au cours d'une veillée après le dîner.

Parfois cependant, nous allions assister à des représentations théâtrales ou à des concerts en ville. C'était l'époque des Jeunesses Musicales Françaises ... Tous les adolescents des années ont été membres des J.M.F autant par goût de la musique que pour l'ambiance particulière ou se côtoyaient , l'espace d'un concerto ou d'une symphonie, des centaines de garçons et de filles libérés des chaînes de leur internat. La qualité et la renommé des artistes qui venaient de France métropolitaine offraient à ce morceau de terre française en Afrique des moments privilégiés. Mais Constantine à l'image des grandes villes d'Algérie avait aussi ses artistes, ses musiciens, ses écrivains souvent contraints à traverser la Méditerranée pour faire reconnaître leurs talents.

J.S Bach était pour nous le compositeur de musique religieuse dont nos professeurs exécutaient les oeuvres sur l'harmonium de la chapelle ou l'orgue de la cathédrale. Sa musique profane se révéla à nous, un soir , dans la grande salle de l'Université Populaire. L'orchestre de chambre ne comptait pas plus de quatre ou cinq musiciens. Il nous offrit deux concertos brandebourgeois que le chef dirigea avec une fougue digne de Paganini.

Nos spectacles étaient éclectiques: florilèges de poésies, conférences savantes, théâtre... Une causerie sur Kierkegaard assomma nos quinze ans d'un sommeil irrésistible dans les fauteuil de velours rouge du théâtre municipal.

Raoul Follereau, venu prêcher pour les lépreux, nous impressionna beaucoup. Il portait une lavallière noire et commentait ses diapositives avec une conviction emphatique mais sincère. La quête qui suivit lui donna la mesure de son talent. Chacun y alla de son obole. Louis Morel qui ne faisait jamais les choses à moitié y laissa tout son argent de poche du mois.

Plus fréquemment, nos sorties de fin d'après midi nous conduisaient à la cathédrale pour animer des offices solennels: triduum, vêpres, offices des ténèbres, toutes les cérémonies pontificales .

Dans les premières années, nous montions en rang la rue Nationale, un gros missel noir sous le bras. Mais cette cohorte indisciplinée et quelquefois dispersée avait des allures pagailleuses. Pour résoudre le problème, il fut décidé de gagner la cathédrale par groupes et sans surveillance. Les itinéraires variaient en fonction des goûts de chacun. Avec Paul Bezzina, Alain Lauro, Louis Morel et Christian Rousillo nous suivions des itinéraires pleins d'imprévus à travers les rues du quartier arabe ou du quartier juif...

La cathédrale de Constantine avait été aménagée dans une ancienne mosquée. Le choeur s'ouvrait largement sous une voûte très haute mais la nef était quadrillée de dizaines de colonnes surmontées d'un plafond en alvéoles travaillées en dentelles de stuc. L'autel monumental était encadré par deux immenses lampadaires dorés piqué d'une multitude d'ampoules électriques. Les stalles étaient appuyées sur les murs latéraux. Sous un dais, le trône épiscopal reposait sur une estrade de plusieurs marches.

Face à la nef, un lutrin imposant supportait antiphonaire sur lequel des grands séminaristes mal à l'aise allaient déchiffrer les lamentations des prophètes.

Nous étions i,installés dans le choeur, dans des rangées de bancs qui se faisaient face, exposés au regard des fidèles.

Les cérémonies pontificales suivaient un rituel immuable toujours précédé par une entrée solennelle. Parqués dabs une salle attenant à la sacristie, nous attendions le tintement de la clochette qui annonçait le début de la procession. Le grande croix portée par Valéro et Rambault ouvrait la marche, encadrée des candélabres des deux acolytes. Nous suivions en commençant par les plus jeunes. Les grands séminaristes en surplis précédaient le clergé dont la place était hiérarchiquement codifiée: vicaires, curés, chanoines honoraires, chanoines titulaires... Les vicaires généraux au camail violet précédaient l'évêque. Tout le clergé déambulait dans une attitude grave et une démarche mesuré. Monseigneur l'évêque en cappa magna, la traîne portée par un enfant de choeur ganté de blanc distribuait ses bénédictions et ses sourires et faisait baiser son anneau. Le cortège ne manquait pas d'allure bien que le dédale exigu entre les colonnes et l'obscurité des lieux réduisent singulièrement le prestige des prélats et de leur pompe.

La sortie suivait le même cérémonial. Le chanoine Lallé, curé archiprêtre de la cathédrale qui avait la vue basse venait au milieu de l'allée centrale et déclamait avec componction et une voix de fausset une annonce immuable:

« Mes bien chers frères,

Monseigneur va vous donner la bénédiction papale à laquelle est attachée une indulgence plénière pour tous ceux...; »

Dès que la bénédiction était donnée, il revenait.

« Mes bien chers frères,

Monseigneur va faire la grande sortie. Il passera parmi vous bénir vos enfants et vos familles. Je vous demande de ne pas quitter votre place... »

Le chanoine Lallé était sujet à de violentes colères. Un grand séminariste qui nous surveillait en fit les frais. Un vendredi saint, alors que nous attendions le début de l'office des « Ténèbres » dans une salle revêtue de parquet, les enfants de choeur qui sortaient du Chemin de Croix, entrèrent dans la pièce en sautant à pieds joints avant de s'enfuir. Le petit chanoine, furieux, entra précipitamment et se ruant sur le malheureux abbé, le gifla et lui criant «  Ane bâté, je vais vous battre avec un bâton... » Ira brevis furor... Le curé de la cathédrale de Constantine était devenu fou. Justement vexé et meurtri, l'abbé quitta les lieux et s'en alla terminer la semaine sainte dans sa paroisse à Philippeville.

C'est de la tribune que nous assistions parfois aux messes solennelles, près de l'orgue au pupitre duquel se tenait le maître de chapelle. Parmi les plus virtuoses, j'ai gardé le souvenir de Messieurs Avril, Zieburra, Helfer et Porta.

Monsieur Dominique Porta avait un talent tout particulier. La soutane relevée sur les genoux, ses pieds dansaient sur le pédalier de bois, dans des entrechats et des pointes à faire pâlir une étoile de l'Opéra. Monsieur Porta était professeur d'Italien et d'Histoire de l'Eglise. Il logeait dans une chambre proche d'une petite terrasse d'où la vue embrassait toute la ville de Constantine. Cette chambre avait été occupée par mon cousin prêtre, l'abbé Joseph Abéla, tué pendant la campagne d'Italie.

Au dessus de la chambre, se dressait une antenne très haute. Monsieur Porta était aussi radio amateur et passait ses loisirs à communiquer avec d'autres radios amateurs dans le monde entier. Nous nous plaisions parfois dans le petit couloir qui menait à sa chambre pour écouter ses appels à haute voix, à destination de l'Amérique ou de l'Asie.

Monsieur Porta se distinguait aussi par la rigueur qu'il mettait dans son enseignement. Lui aussi nous administrait des doses massives de vocabulaire italien. Son programme était organisé de telle sorte que le dernier chapitre du programme était enseigné au cours de la dernière classe. Organiste émérite, il nous émerveillait par la sûreté de son jeu et par son don d'improvisation.

Au milieu de cette ancienne mosquée, la musique d'orgue devait résonner de façon insolite mais nullement étonnés de ce mélange de musique chrétienne dans une architecture musulmane, nous goûtions à la beauté des harmonies sans état d'âme.

N'étions nous pas nous mêmes pétris de cette culture méditerranéenne, nourris de culture française et occidentale, issus de tous les horizons de la Méditerranéen, éveillés à la spiritualité chrétienne et vivant dans un environnement arabe et musulman ?

Généralement les cérémonies du soir à la cathédrale étaient courtes. L'office des Ténèbres faisait cependant exception en raison des longs textes des lamentations. Au milieu de chœur, était installé un immense chandelier à treize bougies. A la fin de chaque lamentation, le cérémoniaire éteignait une bougie. Chacune d'elle était chantée par un grand séminariste.

La musique était triste et les phrases mélodiques revenaient, lancinantes.

«  De lamentatione Jeremiae prophetae...

et la lamentation se terminait par une exhortation adressée à Jérusalem: en vue de sa conversion.

Quand toutes les bougies étaient éteintes, nous restions en silence un long moment. Au signal donné, nous frappions sans retenue sur nos missels pour illustrer un tremblement de terre qui devait faire revenir la lumière.

Alors le choeur de la cathédrale s'illuminait. La libération d'Israël préfigurait la nôtre: Les Ténèbres, le mal au dos et les courbatures prenaient fin . Les vacances qui commençaient après les vêpres de Pâques se rapprochaient délicieusement

 

DIX NEUF HEURES

 

L'étude s'achevait. Les responsables de classes ramassaient les copies des devoirs et allaient les déposer dans les cases des professeurs , près de la chapelle du grand séminaire.

Parfois, l'étude se terminait plus tôt pour nous permettre d'assister à un salut du Saint Sacrement. Le mois d'octobre était dédié au Rosaire; le mois de mai, au mois de Marie .

Le recueillement exigé correspondait à la fatigue qui nous gagnait en fin de journée.

La chapelle s'illuminait. Tous les bancs se remplissaient. Les deux séminaires étaient réunis. Les petits devant, près du choeur,; Les grands séminaristes occupaient le milieu et au fond, se tenaient les professeurs. Les religieuses se regroupaient dans la travée gauche, derrière l'harmonium. Les cérémonies religieuses célébrées dans la chapelle étaient empreintes d'une beauté impressionnantes. Le grégorien qui était le plus fréquemment chanté était interprété avec un grande rigueur sous la direction d'un maître de chant intraitable sur la douceur des finales. Touts ces voix d'hommes fondues dans un même mouvement choeur donnaient au plain chant une force qui nous transportait.

Le prêtre célébrant des offices du soir était Monsieur Lefrançois. Assistant du supérieur, Monsieur Lefrançois était lazariste comme la majorité de nos professeurs. Nous lui avions donné le surnom de « barbichette », à cause de son petit bouc. Petit et mince, il n'avait pas la carrure de ses ancêtres normands. Il avait une démarche à la Charly Chaplin et André Fébo nous amusait souvent en l'imitant. Il était toute bonté et toute indulgence. Sa naïveté le rendait fragile et il ne savait pas sévir... nous en profitions souvent. Il était le plus ancien professeur du séminaire et en avait écrit l'histoire. Le 27 novembre, jour de la fête de la Médaille Miraculeuse, il nous racontait, avec des accents de sincère émerveillement, un incident survenu un 27 novembre qu'il interprétait comme un signe du ciel. L'affaire avait dû être, somme toute , assez banale.Le mur en construction qui soutenait le préau s'était effondré un 27 novembre sans faire de victime alors que la rue était habituellement pleine d'enfants. Nous avions déjà un esprit critique assez développé et ce miracle local nous laissait septiques. Il avait la manie d'émailler ses discours de «  par là » et de « la dedans » et nous nous amusions à tenir une comptabilité de ces tics et Roussillo les ponctuait d'un coup de règle discret ce qui avait pour effet de provoquer des fous-rires incoercibles. Son regard s'attristait alors dans un impuissance navrante.

Monsieur Lefrançois qui enseignait la liturgie au grand séminaire était maître de cérémonies à la cathédrale. Il guidait tous ceux qui remplissaient une fonction liturgique, aidait les futurs prêtres à préparer la célébration de leur première messe et donnait à chacun, y compris à l'évêque, les indications utiles à leurs fonctions et à leurs gestes.

Les saluts du Saint Sacrement étaient des offices assez courts mais apaisants. Nous y chantions des hymnes latins que nous connaissions par coeur et qui nous berçaient par leur mélodie sereine et douce. Deux de ces hymnes, les plus connus et les plus habituels étaient l' « O salutaris Hostia » et le « Tantum Ergo ». Le célébrant était revêtu d'une grande chape blanche incrustée de broderies dorées. Un voile huméral couvrait ses épaules lorsqu'il prenait l' ostensoir pour tracer de grands signes de croix sur nos têtes inclinées. Un thuriféraire balançait des nuages de fumées d'encens tandis qu'un enfant de choeur agitait une clochette.

Suivaient une s sécrie de louanges lancées par le célébrant et reprises par l'assistance.

«  Dieu soit béni ! » 

« Béni soit son saint nom! »

Lorsque Monsieur Charlier officait, nous attendions l'invocation à Saint Joseph car Monsieur Charlier qui était belge prononçait «  Saint Jef ! » ce qui nous faisait toujours sourire.

Après le salut du saint Sacrement, nous descendions au réfectoire. Sous le plafond bas nous attendaient, toutes fumantes, des bassines de soupes ou d'un bouillon marbré de pain. Dans les tiroirs où nous rangions nos couverts et nos serviettes, nous conservions les denrées alimentaires que nos parents nous adressaient et qui constituaient parfois un complément bien nécessaire à nos maigres pitances. Un directeur que j'ai eu la chance de ne jamais connaître ouvrait systématiquement les colis et les distribuaient à tout le monde pour habituer les séminaristes au partage. Il n'eut pas l'idée de partager aussi les menus spéciaux réservés aux professeurs.

Les réfectoires des deux séminaires étaient contigus. Le soir, les fenêtres du réfectoire du Grand Séminaire étaient occultées par de grands rideaux dont les bords trop courts permettaient de jeter un oeil indiscret sur la table des professeurs ou la chaire du lecteur.
Une fois par an, ce lecteur se transformait en prédicateur. Les thèmes de prédication étaient donnés aux grands séminaristes avant les vacances d'été et c'est au cours du mois de novembre qu'ils devaient donner leur homélie dans le réfectoire au cours d'un repas du soir. Ils recevaient bien quelques cours de rhétorique mais les pères lazaristes n'excellaient pas dans l'art de la prédication et les conseils dispensés étaient sans doute trop modestes pour former des émules de Bossuet ou de Lacordaire. Pour faire plus vrai, les malheureux séminaristes revêtaient un surplis pour la circonstance mais leur prestation était souvent laborieuse malgré leurs effets de manches et de voix sur un fond de bruit de fourchettes et d'assiettes entrechoquées.

A la table des professeurs; Monsieur Jordi, le supérieur, présidait? Sa fonction lui donnait un air raide de haut fonctionnaire. Il souriait avec parcimonie et jaugeait l'apprenti prédicateur sans aménité. Ses remarques étaient sèches. Le sermon ne devait pas durer plus des vingt minutes que durait le repas. Une défaillance de mémoire l'abrégeait parfois prématurément. Certains cependant, se prenant pour des conférenciers dans des enceintes universitaires, développaient encore leurs premiers arguments à l'heure du fromage. La sonnette de Monsieur Jordi interrompait alors l'orateur: «  Monsieur Bricard, veuillez conclure, s'il vous plait... » lançait-il avec son accent de Carcassonne. Alors, Bricard tentait un raccourci maladroit, bien éloigné du point d'orgue de sa péroraison et bafouillait quelques phrases confuses.

Quand nous sortions du réfectoire, les grands séminaristes se promenaient dans la cour en fumant et en riant très fort. D'autres jouaient dans une salle qu'ils avaient baptisée la « spélonque » de spelunca :caverne, car la pièce était constituée d'une cave taillée dans le rocher. Certains écoutaient un poste de T.S.F qui diffusait les émission de Radio Alger, la seule station de radio audible. Nous montions en silence, les mains au fond de nos poches de pèlerines?

Quelquefois, un élève était mis au pain sec . Il assistait debout dans un coin du réfectoire à un repas le ventre creux. Notre solidarité n'était jamais défaillante. Nous ramenions dans les plis de nos pèlerines ou les poches de nos pantalons des vivres que l'affamé allait manger dans les cabinets .

La dernière récréation était assez brève. Vers huit heures grands de seconde et de première entraient à l'étude. Les petits montaient au dortoir, après la prière du soir à la chapelle.

«  Avant d'aller dormir sous les étoiles... «  chantions nous. Notre ciel de lit était constitué du plafond blanc éclairé par la lumière crue des ampoules. Nous nous glissions dans nos lits pour retrouver nos rêves et nous retrouver nous mêmes. Dans cette vie d'internat, nous ne disposions d'aucun espace personnel et intime. Tout était partagé. Le lit restait le seul havre où nous retrouvions un monde à nous, sans surveillant, sans règlement, sans obligation ni sanction. Nous suivions alors de merveilleux chemins buissonniers dans des instants vécus entre parenthèses avant de sombrer dans le sommeil. Si tous ceux qui conduisaient nos vies avaient pu lire dans ces moments nos faiblesses, nos richesses; nos aspirations, nos fantasmes; nos amours, nos chagrins et nos joies! Si les adultes avaient pu accéder à ces parcelles de nous mêmes, préservées du visa des éducateurs, ils auraient été surpris des illusions qu'ils nourrissaient et des jugements qu'ils portaient sur nous.

Mais ce trésor était inviolable. Nous allions l'emporter, seuls, dans l'aventure de notre vie, distillant à ceux qui partageraient plus tard, l'intime de notre vie quelques rares pépites tirées d'une mémoire jalouse.

La lumière s'éteignait. Le dortoir s'endormait dans la nuit bleuâtre, couvée par une

veilleuse indécise.

 


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Rédigé par Guy Bezzina

Publié dans #Le Petit Séminaire de Constantine

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J
<br /> Je vous félicite pour le très beau texte que vous avez écrit. Né en 1943 je suis pas moi-même un ancien du séminaire (j'ai fait tout mon secondaire aulycée d'Aumale) mais j'ai très bien connu<br /> l'abbé Giraud qui me donnait des leçons particulières de latin. Ce que vous écrivez sur lui me remplit d'émotion et je vous en remercie. J'ai rarement connu une personnalité aussi admirable que<br /> lui.<br /> Cordialement.<br /> JL<br /> <br /> <br />
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