FILS de COLON
Publié le 29 Janvier 2010
« Profession du père et de la mère ? "... C’était, à l’école primaire, la question habituelle posée par nos instituteurs dans l’interro-gatoire du premier jour de classe. A Guelma, en Algérie, je répondais que mon père était « colon » et que ma mère était à la maison. La profession des parents constitue toujours une part de notre identité et lorsqu’un fille ou un garçon confessait « une première rencontre », la première curiosité des parents portait souvent sur la profession des parents …« Et que font ses parents ? »
Exilé en France, on m’interrogea, au cours d’un dîner professionnel, sur le métier de mon père. Je répondis avec une fierté provocatrice : « Mon père était colon ». La réaction que je suscitai me donna alors l’impression que je venais de lâcher une obscénité… En Algérie, on était boulanger, cafetier, fonctionnaire ou colon et jamais personne ne trouvait que cette dénomination des agriculteurs fût péjorative… Il y avait dans ce terme la richesse d’une histoire, le poids des souffrances et parfois des drames qui marquèrent la colonisation. Etre colon, c’était se réclamer d’une tradition de travail et de courage. C’était s’inscrire dans la lignée de gens chassés de leur patrie par la misère qui avaient relevé le défi de faire pousser du blé, de la vigne ou du tabac sur des terres abandonnées où ne poussaient que des ronces et du maquis. Etre colon, c’était comme aux Etats-Unis, au Canada, en Australie, en Argentine ou en Israël, créer de la richesse sur des terres arides, c’était relever le défi de la réussite contre les difficultés conjuguées de la séche-resse, des sauterelles, des orages qui couchaient les épis, du feu dans les moissons, des cours du blé qui s’effondraient et des investissements aléatoires gagés sur des emprunts contraignants…
Les années difficiles étaient les plus fréquentes. Je me souviens de l’air sombre de mon père et des larmes de ma mère quand le travail d’une année était anéanti par des orages dévastateurs ou la sécheresse qui craquelait les terres. Encouragés par le succès ou accablés par les revers, les colons continuaient à défricher et à labourer avec obstination et ce qu’ils avaient gagné, ils ne le devaient qu’à leur ardeur au travail. Le colon que j’ai le mieux connu n’a pas eu le loisir de faire de longues études. A l’heure où les enfants de France entraient en classe, lui vendait le lait de la ferme aux habitants de la ville et, avant ses devoirs du soir, il devait rentrer les troupeaux et aider sa mère et ses soeurs à la traite des chèvres. Son école la plus habituelle n’avait ni pupitre ni tableau et ses compagnons de jeux parlaient l’arabe. Il fit son appren-tissage loin des écoles techniques au contact de la terre, des champs et des animaux qui formaient son espace le plus familier. Il économisa sou après sou et acheta sa première terre, avec son frère, en empruntant à taux fort. Il ne connut ni la semaine des quarante heures ni les congés payés. Sa vie fut rythmée par les saisons. Lorsque les hivers étaient rigoureux sur La Mahouna qui dominait Guelma, il se trouvait parfois contraint par la neige à demander l’hospitalité aux ouvriers de sa ferme. Le printemps, il guettait les pluies à la ponctualité fantaisiste. L’été, il redoutait les orages qui couchaient les blés et moisissaient les graines. Rien n’était jamais acquis et jusqu’aux battages, il devait craindre les vols de sauterelles, le feu dans les moissons, la maladie du charbon qui gangrenait les épis… Quand la récolte de blé était livrée aux « docks coopératifs de Guelma », il restait encore à cueillir les feuilles de tabac, à les faire sécher et à les conditionner… avant de les livrer à la Tabacoop de Bône.
Il ne connaissait pas le plaisir des congés payés mais goûtait au bonheur d’une bouillabaisse partagée avec sa famille sur une plage de Bône ou aux apéritifs du soir avec ses amis. Il aimait la chasse qui constituait moins un sport qu’un temps de convivialité. Il cultivait l’affection de ses nombreux frères et cousins, l’amitié de ses amis chrétiens, juifs ou musulmans. Il était respecté des ouvriers qui travaillaient avec lui car il était juste et bon.
Quand les fellaghas firent régner la terreur, c’est à ces mêmes ouvriers qu’il devra, par deux fois, d’avoir la vie sauve. Pour lui avoir témoigné des signes de trop grande amitié, Ahmed, le gérant de sa ferme de la Mahouna, finira égorgé sur la route… Comme tous les colons de Guelma, et plus encore, comme tous ceux qui avaient dû, dès l’enfance, vivre dans la proximité des arabes, il en connaissait la langue, les traditions, les sensibilités, les codes de bienséance, les rites, les habitudes. Il savait ce qu’il fallait dire ou faire. Partagé dès l’enfance entre le « malti » que parlaient ses parents et l’arabe de ses camarades, il peinait parfois à trouver le mot français dont il possédait pourtant la version arabe. Il s’était naturellement imprégné de cette mentalité particulière qui dicte les paroles et commande les actes par une intuition inspirée d’une fréquentation habituelle et familière. La proximité et parfois la promiscuité des arabes avaient fini par imposer à toute sa famille ce regard particulier de ceux qui, venus de cultures, de mœurs, de religions et de langues différentes savent trouver les convergences et les valeurs qui scellent l’estime. Son esprit s’était enrichi du partage de toutes cultures de la Méditerranée. Il manifestait autant d’aisance dans ses rapports avec les ouvriers arabes de la campagne, qu’avec ses amis de la ville, ses compagnons de chasse ou ses collègues du conseil municipal. Il secourait les pauvres avec la même discrétion et la même spontanéité que sa mère et ses sœurs qui soignaient les femmes arabes malades ou les assistaient quand elles accouchaient. Ses relations avec ses ouvriers furent toujours respectueuses des personnes et même marquées de l’estime accordée au travail bien fait, à la peine d’un métier difficile, à la reconnaissance des mérites de chacun. Il ne connaissait ni la violence ni la haine et manifesta une rare humanité dans des circonstances particulièrement dramatiques.
Lorsqu’en 1945, éclata l’insurrection et que Guelma fut encerclée, il prit sa part à la défense de la ville et eut l’imprudence de se laisser photographier. Quarante ans plus tard, pour illustrer des faits qui se déroulaient à Sétif, à 300 kilomètres, sa photo apparut sur les écrans de télévision avec ce commentaire odieux : « Les milices civiles ne firent pas de quartier… « Un de ses frères fut massacré à coups de hache, dans une ferme éloignée.
Quand la ville fut libérée, deux inspecteurs de police vinrent rechercher les responsables de l’assassinat de dizaines de français et d’européens. Mon père leur servit de guide et d’interprète. Ils identifièrent le meurtrier de mon oncle. L’un d’eux tendit son revolver à mon père pour qu’il fasse justice. Il repoussa l’arme, bien incapable du geste auquel on l’invitait. A la même époque, au temps de l’épuration des collaborateurs de Vichy, beaucoup de valeureux résistants n’eurent pas cette noblesse...
Quand éclata la guerre d’Algérie, les colons isolés dans leurs fermes payèrent un lourd tribut au terrorisme. Leurs fermes furent brûlées, leurs moissons incendiées, leurs troupeaux abattus, leur matériel saccagé. Comme en 1945, ils constituèrent les principales victimes des fellaghas et chacun se souvient de ces colons, de leurs épouses et de leurs enfants victimes d’atrocités indicibles avant d’être tués. Ces victimes de la torture des fellaghas ne feront jamais l’objet des accents de révolte qui secouent les intellectuels français sur les chaînes de télévision.
En matière de torture, la presse française manifeste une sélectivité révélatrice de sa subjectivité et de sa partialité et sans doute aussi révélatrice d’une opinion publique française plus sensible au sort des poseurs de bombes et des égorgeurs d’enfants. Ces victimes furent les derniers martyrs de cette race de colons qui laissèrent assez de sueur et sang sur leurs terres pour revendiquer la légitimité de leurs propriétés. Mon père traversa cette période avec une sérénité proche du fatalisme. Il pensait que le pire n’est jamais certain et le meilleur, toujours probable. Il était d’un naturel confiant et croyait à la parole donnée. Il crut au Général de Gaulle quand il promit que l’Algérie resterait française.
Plus tard, il crut aux engagements de la France à Evian et devant l’évidence de l’inéluctable, il crut encore que la vie serait possible dans une Algérie indépendante. Au soir de sa vie, il aurait pu confier ses terres à ses enfants et donner libre cours à sa passion de la chasse. « Le vent de l’Histoire » l’a chassé de son pays et réduit à néant un demi siècle de travail. . Il eut la sagesse de ne jamais se plaindre, de ne jamais jeter d’anathème sur personne mais de trouver dans son exil, le bonheur apaisé des joies familiales. Sa mort fut précédée du silence d’une longue aphasie. Dans son silence, cet exilé qui ne souriait plus, dût repasser en boucle, le film de son existence si bien remplie et de l’injustice d’un sort qu’il n’avait pas mérité. Combien sont partis, enfermés dans le silence et le douloureux constat d’une fin de vie volée. Combien se sont tus et ont emporté avec eux l’insoupçonnable richesse du récit de leur vie.
Combien auraient préféré au bavardage imbécile de censeurs malhonnêtes prétentieux et ignorants, l’exil sur une autre terre qui n’aurait pas ajouté à la déchirure du déracinement, le dédain arrogant de gens qui croient pouvoir tout connaître de 130 ans de la vie d’un peuple. L’histoire de ce colon, mon père, n’est pas singulière. Le souvenir des mes oncles, de leurs cousins, de leurs amis colons me renvoie l’image d’hommes rudes à la tâche, honnêtes et généreux qui ne surent « faire suer… » que leur chemise et ne durent leur réussite qu’à la ténacité de leurs efforts, à la modestie de leur existence et à leur esprit d’entreprise. Se trouvera-t-il un jour un historien capable de restituer l’histoire superbe de ces agriculteurs d’Algérie qu’on appelait « colons » ?
Se trouvera-t-il un intellectuel courageux, à contre courant des réquisitoires à la mode, pour retracer les souffrances et les drames de ces miséreux venus du monde méditerranéen et de France pour faire pousser du blé et de la vigne dans des maquis de ronces et de chardons ?
La France saura-t-elle rendre hommage à ces pionniers de la conquête du sud, comme les américains parlent de leur « Conquête de l’Ouest » ? La plupart sont morts, avant que ne se déchaîne la vague des procès médiatiques qui, à travers la mise en accusation du colonialisme, jettent sur leur mémoire une ombre insupportable. Mon admiration pour tous ces colons que j’ai connus et aimés n’en est que plus ardente. Le 23 mars de cette année 2003, mon père aurait eu cent ans. Je veux lui dédier ce témoignage public d’affection et d’admiration A un âge où le vrai se décante de l’illusoire et de l’artificiel, grandit en moi l’inaltérable fierté d’être son fils, LE FILS D’UN COLON D’ALGERIE.
|
Guy BEZZINA